Banguiversaire 12

Jusqu’à la fin j’aurai eu un décalage de deux semaines (Ou trois…) environ pour retranscrire mes banguiversaires… et quelle fin… !

Pas évident de se replonger sur ce mois d’août. La mission devait s’achever le 10 et j’ai finalement prolongé de quelques semaines pour aller jusqu’à la fin du mois, avoir le sentiment de finir proprement, laisser un peu plus de temps au siège pour trouver un remplaçant, ne pas abandonner l’équipe et mener à bien deux partenariats sur lesquels je travaillais depuis le début de l’année.

Côté professionnel, on peut dire que j’ai bien fait de rester : j’ai signé le partenariat avec le département de psychologie de Bangui une semaine avant de monter dans l’avion, j’ai pu admettre 3 bénéficiaires au centre de rééducation motrice, j’ai eu le temps de finaliser deux capitalisations d’expérience (il m’en reste une), de contacter pas mal de monde pour préparer mon départ, finaliser 2 formations, passer à la radio Ndeke Luka (oui oui… un rêve d’adolescente), et fournir un rapport de passation plus que complet. J’estime avoir fini proprement, j’ai senti la fin d’un cycle, le bon moment de partir, l’absence de regret (mais la curiosité de la suite était tout de même là). Ces bases pour la suite me semblaient bonnes, mon équipe était sur la même lancée. J’étais rassurée.

Côté personnel, rien ne s’est passé comme prévu. Dans l’hypothèse que je finissais mi-août, je partais en même temps que 2 de mes acolytes de collègues. Mais en prolongeant, j’avais l’opportunité de passer plus de temps avec une autre collègue psy, une belle amitié qui est née en février par 40 degrés. C’était le plan. Se soutenir un mois de plus. Elle n’aurait eu que le mois de septembre à affronter seule. Mais un mardi soir, elle trébuche. Le lendemain, ça ne va pas. Verdict : 3 métatarses cassés. Evacuation sanitaire. Ils partent tous en même temps. Un coup dur sur le pan affectif. De plus, une vague de nouvelles recrues venait de s’abattre sur la mission en plus des très nombreuses visites des personnes du siège. Je me perds dans ces aller-et-venues, je n’ai plus le courage d’être sociable, j’épuise mon capital sympathie. Je fais l’effort. Je reste polie mais le cœur n’y était plus. A quoi bon sympathiser avec des personnes que je vais voir à peine 2 semaines, 3 semaines ? Et pourtant j’étais devenue la mémoire de la mission, celle qui était là depuis 1 an. C’est à moi qu’on demandait où acheter des fruits de bonne qualité (ou plutôt de qualité pas trop mauvaise), est-ce que c’est encore la saison des mangues, où trouver de l’alcool non frelaté, où trouver des packs d’eau à un prix raisonnable, quel couturier contacter, où acheter des pagnes, combien devrait coûter telle ou telle chose, pourquoi telle décision avait été prise au bureau, sur le terrain… J’étais l’historique. J’ai pu voir la majorité des postes être remplacés au cours d’une année, j’ai fêté de nombreux départs pour voir certains revenir sur d’autres postes un peu plus tard. Le mois d’août a ainsi été dur moralement. Car finalement, si le fragile équilibre vie personnelle / vie professionnelle se rompt, le quotidien devient complexe, l’énergie ne se renouvelle plus.  Alors oui, après 12 mois, le monde banguissois étant si petit, il est facile de croiser des personnes que l’on connait. Mais le lien est superficiel, c’est la colonie de vacances.

J’ai vu les orages de l’automne, les incendies de l’hiver, subi la chaleur du printemps et apprécié le vent et la pluie de l’été. J’ai eu les bras qui collaient au bureau, des ampoules aux coudes à cause du frottement sur mon bureau et de la chaleur. J’ai redécouvert à Bangui le plaisir d’enfiler des chaussettes neuves, de s’allonger dans des draps de lits propres et de sortir une nouvelle brosse à dents.

Ces choses qui ne vont pas me manquer : les moustiques, les rats, les souris qui mangent mes vêtements, les piqures de mouches qui me donnaient des réactions allergiques de l’espace (merci la cortisone), les magnifiques bouquets de fleurs qui fanent en quelques heures.

Et surtout ces paradoxes, cette violence perpétuelle, ces vécus absurdes pour une petite française gâtée par la vie. Un jour j’étais dans un centre de santé face à des triplés malnutris mais si mignons. Des bouilles de poupons, pour une fois qu’ils n’avaient pas peur d’une blanche, des rires à faire fondre la banquise. Et puis je repars vers la base en voiture et là, juste devant nous, 2 hommes commencent à se battre.

Retour à la réalité.

J’étais si heureuse de pouvoir admettre le premier bénéficiaire au centre de rééducation motrice. J’avais mis tellement d’énergie dans ce partenariat. Accompagnée de mon adjoint, nous étions donc au centre, nous suivions la séance diagnostic, un enfant avec une infirmité motrice cérébrale, un enfant qui ne se rétablira pas mais qui pourrait gagner en confort et qualité de vie, ainsi que ses parents. C’était génial de pouvoir voir ces enfants après le traitement contre la malnutrition, de les voir sourire de nouveau, de retrouver un esprit jovial, de voir la mère soulagée et soutenue par ACF. J’étais sur mon petit nuage jusqu’à ce qu’une personne de mon équipe m’appelle à la rescousse au complexe pédiatrique. Nous étions face à une mère qui avait pété un câble et frappée d’autres accompagnantes. Son enfant a été déchargé le jour même. Elle était dans notre espace, allongée par terre, à pleurer toute les larmes de son corps. Son enfant un peu plus loin, assis et apathique, attendait que ça se passe. Elle n’avait nulle part où aller, à part chez une tante qui ne voulait pas l’accueillir. Elle avait une petite vingtaine mais était déjà veuve. J’essaie d’échanger avec la tante en proposant d’être une solution temporaire le temps que nous trouvions un autre toit. J’appelle les comités de femmes, les chefs de quartier, j’appelle le chef de la psychiatrie, j’appelle une association qui connaît des familles d’accueil, rien n’aboutit. Je vais dans un centre qui recueille les enfants, ils n’acceptent pas les parents. Je contacte le groupe de protection de l’enfance. Aucune solution concrète. Entre temps, la tante nous dit clairement que si elle accueille cette mère et qu’elle bouge le moindre doigts, elle la découperait.

Découper.

Qui menace de découper une personne ?

Finalement, 4 heures plus tard, nous parvenons à trouver un « frère ». Il fait nuit, il habite en dehors de Bangui, nous lui laissons des couches, quelques vêtements, les médicaments de l’enfant, elle monte en voiture.

Et je suis là, face au vide. 4 heures pour chercher un toit. Je repense à l’association pour laquelle j’étais bénévole à Paris et comment il était plus simple de trouver une solution en France même si ça pouvait être compliqué parfois. Je suis face au vide de Bangui et ça me retourne le cœur. Cette réalité absurde. Cette violence. Je n’arrive pas à comprendre. Je ne trouve aucune solution. Je n’y trouve aucun sens. Ces cas-là sont fréquents. Cette femme, dans son excès de violence, était d’une fragilité inouïe.

Dans la soirée, j’apprends que son époux était un ancien membre d’un groupe armé, décédé au combat, qu’elle-même ferait partie de ce même groupe. Et je songe pendant quelques minutes à ce qu’elle a dû vivre, voir, subir.

Toujours la violence.

La pensée des petits triplés me semble bien loin et pourtant c’est ce genre de pensées qui m’aura fait tenir 12 mois.

Ainsi ce n’est pas étonnant qu’à J-7 de mon départ, le lendemain de l’arrivée de mon remplaçant, je ressens des frissons et passe la journée épuisée avec la chair de poule. Ce n’est pas une surprise lorsque le test palu se révèle positif. Cette fois-ci, un vrai paludisme, falciparum, avec la fièvre qui monte au-dessus de 40 degrés, avec des vomissements, avec des frissons si forts qui me secouent à 3 heures du mat jusqu’à ce que le doliprane fasse retomber un peu la température. Je portais les vêtements les plus chauds que j’avais, à côté de l’équateur. Et je me sens si cliché…

Le cliché de l’expat qui déclare son palu à la seconde où elle relâche la tension. Mes derniers jours ont été gâchés. Pas de dernière piscine, pas de dernier marché artisanal, pas de dernier tour en bateau. A la place, mon lit, mon mal de cœur, ma fièvre. Je n’ai pas pu profiter de cette dernière semaine avec mon équipe, je n’ai quasiment pas pu faire de passation. J’étais une épave et me suis dit « ok, c’est vraiment le moment de partir ». Mon corps était arrivé au bout de l’aventure aussi.

Le mardi, la fièvre est tombée. Je me sens revivre malgré tout. Je suis au bureau, je fais mon pot de départ, je verse mes grosses larmes cachée dans le bureau de la coordinatrice terrain. Je fais mes valises tant bien que mal, je trie pour laisser des affaires pour les bénéficiaires, pour les collègues…

Mercredi, à l’aube, je quitte ma maison d’une année. Je quitte les lapins, les poules, la tortue. Je quitte les gardiens. Je quitte l’Oubangui qui m’offre une dernière fois une sublime vision au soleil levant. Je passe une dernière fois devant les terrains de tennis. Je supprime mes SMS, je supprime l’historique de mes appels. J’arrive à la base pour changer de voiture et aller vers l’aéroport. Je salue chaleureusement Firmin, un gardien, qui avait eu une petite fille quelques mois plutôt baptisée Merveille de Dieu, Josiane, Clara. Je salue le radio opérateur. J’embarque avec Eric, un chauffeur que j’apprécie énormément et nous voilà pour mon dernier trajet de 20 minutes. Je fais mon dernier appel radio non sans émotion. Je rends mon téléphone. Je sors de la voiture et j’entends mon prénom. C’est le cuisinier qui était venu me dire un dernier au revoir. Et là, dans le chagrin du départ, je suis si touchée.

J’embarque pour Casablanca puis Paris. 12h de d’avion, 40 minutes d’escale.

Je réalise que malgré la culture diamétralement opposée, malgré les incompréhensions, il y a ces connexions humaines, ce lien bienveillant. Sur mes précédentes missions je n’avais pas ressentie les choses à ce point. La Jordanie n’avait rien de comparable. La Birmanie, peut-être un peu plus, mais c’était différent. Peut-être que j’y mets un sens différent, peut-être est-ce parce que c’est la première mission aussi longue. Tout est extrême à Bangui. L’humanité est crue, dans sa douleur, comme dans sa beauté. Ce lien, j’ai commencé à le ressentir sur les derniers mois. Il a fallu du temps à ce que je m’ouvre.

Je récupère ma valise alors qu’il y a un an, jour pour jour et heure pour heure je la déposais.

J’arrive chez mes parents, il est 21h.

J’ai oublié ma guirlande de Noël.

Et depuis, je suis anesthésiée.

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