Banguiversaire +1 (et quelques jours)

Lundi soir, lors d’un anniversaire, je discute avec une amie. J’avais récemment vu la bande annonce du documentaire « pour Sama », ou quelque chose comme ça. Je lui parle alors d’un ami de Bangui qui avait été en Syrie et qui m’avait montré des photos des ruines que sont devenues les villes. Elle me demande si Bangui est similaire. Je lui réponds que Bangui n’a pas été détruite, « Bangui est juste pauvre ».

Puis je regarde autour de moi, des bouteilles de Châteauneuf du Pape, de Côte Rôtie, des verrines à foison, de la charcuterie et du fromage. Je suis même obligée de boire mon vin dans une coupe de champagne car il n’y avait plus de verres disponibles.

Je parle de la misère, un verre de vin rouge à la main.

Est-ce bien normal ?

Rien ne semble normal dans ce retour.

La semaine passée, je faisais la queue à Pôle Emploi. Enfin non, je ne faisais pas la queue, j’étais devant la porte lorsque j’ai compris que les personnes qui attendaient comme moi l’ouverture du bureau, se mettaient les uns derrières les autres. En acte de rébellion interne et de refus de rentrer dans le moule, je suis restée en dehors de la queue. On voit de tout au pôle emploi. Des jeunes et des moins jeunes, des femmes auxquelles je peux m’identifier puis d’autres la mine triste, les yeux cernés, les cheveux gras et le sweat usé. Mon rendez-vous se passe bien même si le faible montant de mon allocation est une source d’inquiétude. Oui j’ai pu mettre de côté… mais ça ne devait pas servir à payer mon loyer…

J’ai vu la misère et ne songe qu’à claquer mon argent au BHV. Je suis affolée quand on m’appelle pour m’annoncer que la livraison de mon canapé se fera 1 semaine plus tôt que prévu alors que je devais partir à l’Océan. C’est ça aussi le retour, les émotions sans dessus-dessous.

Ce maudit décalage, ce sentiment pesant d’être une imposture.

Il y a ces plaisirs tout de même de retourner chez soi : boire l’eau du robinet, ne pas s’inquiéter des maladies que je peux attraper en mangeant ou en buvant, se déplacer librement, à pied, à vélo, en métro, en bus, ne pas ronger les dorures des colliers par la sueur, ne pas entendre le kilimandjaro (la boîte en bas de la maison à Bangui) ni les gardiens jusqu’à l’aube, ne pas avoir de coupures d’électricité, pouvoir capter internet partout (même si parfois c’est aussi un déplaisir). Lorsque je fais mes courses je suis étonnée par la variété des aliments, je n’ai plus à sentir les plaquettes de beurre pour être sûre qu’elles n’aient pas tournées ni les boites de gâteaux ou de céréales pour choisir celles qui ne sentent pas la lessive (oui… si les aliments sont dans un conteneur avec de la lessive c’est foutu, tout va avoir le goût de la lessive… expérience véridique sur plusieurs mois à Bangui), je n’ai plus à casser mes œufs dans des bols distincts pour séparer ceux qui ont moisi de l’intérieur de ceux qui semblent à peu près mangeables.

Mais revenir ici, c’est s’inscrire à l’ANPE (pour la première fois de ma vie), faire la paperasse pour retourner à la sécurité sociale et récupérer une carte vitale, continuer des analyses médicales sur 1 mois, retourner chez le psy. C’est faire face au vide : absence de projet professionnel à court terme, ne pas savoir ce qui m’attend, craindre le choix par défaut. C’est savoir qu’une nouvelle expatriation est fortement plausible mais que de nouveau il y aura des yoyo émotionnels, il faudra ranger toutes mes affaires de mon appart, repasser par ces phases, ce cycle, perdre ses habitudes, perdre le droit d’utiliser sa carte vitale…

Retrouver une nouvelle misère.

Cela fait un mois que je suis rentrée et je n’ai pas vu grand monde, pas de pique-nique, pas de verres collectifs de retour. Je n’ai toujours pas revu mon meilleur ami. J’ai revu une copine de Bangui et une copine de Jordanie. Après tout, j’étais là toutes les 10 semaines… Sans doute que c’est juste un rythme normal.

On me dit « prends ton temps, tu es en phase de décompression ». Difficile de décompresser quand le froid te donne des torticolis, quand ton sommeil te joue des siennes, quand les cauchemars se répètent. Difficile de décompresser quand tu ne trouves pas de routine sécurisante, que tu ne comprends pas la météo ni comment il faut s’habiller après avoir passé 12 mois « en été ». Je vais à la piscine pour décompresser et me sens comme un canard de pêche à la ligne lors d’une fête foraine. Tous les nageurs, les uns derrière les autres, à faire des aller et retour. Seuls nos bonnets de bain nous distinguent. Un film de Tati.

En parlant de film, pour la première fois de ma vie (tout comme le chômage) je suis allée au cinéma seule. Il y avait dans la salle un classe de collégiens (ou lycéens, je ne fais plus la différence). Les hirondelles de Kaboul, un film d’animation aussi beau que déprimant. Alors que je m’apprête à quitter la salle, j’entends un des ados dire « j’ai jamais vu un film aussi naz ». Et dans ma tête, je le traite d’ingrat. Mais finalement, il est probablement juste ignorant (et voulait sans doute jouer les rebelles devant ses potes).

Réalisons-nous la chance que nous avons ?

« Être né quelque part »

Pour la première fois (encore une autre), j’ai trouvé Paris moche. Après 4 heures au musée du Quai Branly dans une bulle de beauté et de nostalgie (ah… le petit marché artisanal de Bangui), voilà le trafic automobile, l’odeur des pots d’échappement, les gens, trop de gens. Il n’y avait rien d’harmonieux, rien de gracieux. Les bâtiments haussmanniens semblaient rendre la ville encore plus froide. L’impolitesse est omniprésente.

D’où la question de la place.

Paris peut très bien se passer de moi.

Dans mes conversations je suis encore à l’heure des « mais à Bangui… ». Je compare, je me rappelle, je me souviens. C’est en racontant mes anecdotes au fur et à mesure que je réalise avoir emmagasiné plus que je ne le pensais. Dans le feu de l’action j’avais le sentiment de tout oublier. Je ne trouvais plus le temps d’écrire ce blog et de partager comme je l’aurais aimé. Mais finalement, tout est bien là, tout a bien existé et maintenant mon histoire de vie s’est complétée d’un nouveau chapitre. Un chapitre chaud, rude, hostile, exaltant, passionnant, enrichissant.

Je suis cette meuf pénible qui vit dans le passé d’une année inédite. J’essaie de faire superposer ces réalités. Moi-même je me fatigue lorsque je commence une phrase par “tiens à Bangui…”. Ils m’agacent pourtant ces expats qui ne parlent qu’au passé : “quand j’étais sur le terrain…” “en Afga…”… et moi “à Bangui”. Jamais j’aurais pu imaginer passer 12 mois là-bas alors peut-être qu’en parler m’aide à réaliser…

Alors que la latérite pouvait souvent me sembler une couleur froide, notamment après les mauvaises nouvelles du quotidien Banguissois, je réalise que son contraste avec la flore tropicale me manque. Des vues dont je ne me lassais pas, le passage devant la Shwedagon pour aller au centre-ville de Yangon, la vue depuis le quartier de Weibdeh vers le centre-ville historique d’Amman, le sillon de l’avenue Charles de Gaulle à Bangui et son panorama sur la RDC et l’Oubangui.