Banguiversaire #3

Aie Aie Aie

Toujours les lapins pour me rappeler que je traîne à écrire alors que je suis en plein Banguiversaire #3 !

Et oui, déjà 3 mois. Comme ce fut le cas en Jordanie, je me sens un peu plus posée. Sans doute la phase d’adaptation. La routine est bien installée, les projets vont bon train et le travail d’équipe vraiment agréable. Je me stabilise dans un contexte instable mais dois déjà anticiper le prochain break de janvier. Un éternel yoyo.

Pourtant je garde certains réflexes, comme celui d’éteindre l’interrupteur alors qu’il n’y a pas d’électricité dans la maison (et qu’en plus le générateur est cassé…) et j’en acquiert de nouveau, comme ne pas laisser mes chaussons sur le sol pour éviter d’écraser d’autres bébés chauve-souris.

Je suis donc à mi-parcours, sur le papier. La question maintenant est : est-ce que je prolonge ou pas ? Car, contrairement à mes postes en Jordanie et Birmanie qui répondaient à des besoins bien spécifiques, celui-ci est dorénavant financé sur toute l’année 2019. Ce qui est sûr c’est que je ne veux pas passer 2019 à Bangui, ce qui est moins sûr c’est de rentrer fin février comme prévu. Aussi, c’est la première fois que je suis en CDD et que je n’ai pas vraiment de perspectives pour mon retour (hormis celle de passer du temps en ermite sur le bassin d’Arcachon). En quête de réponse j’échange avec celles et ceux qui sont là depuis longtemps. Un ami qui part vendredi me disait que pour savoir si une décision est la bonne, il faut picoler un bon coup et voir si le lendemain la décision reste la même…. Vous le saurez prochainement.

Malgré tous les incidents qui agitent la ville, je garde le rythme du plongeon quotidien et grande nouvelle : le filtre de la piscine fonctionne, devenue quasiment transparente, je peux voir le bout de mes jambes dans l’eau. D’ailleurs hier, je fus agréablement surprise de voir les décorations de Noël installées dans le hall d’entrée. Ça clignote, ça scintille. C’est juste étrange d’être face à des guirlandes par 30 degrés. Les magasins prennent aussi les couleurs de Noël. Mais bon, 30 degrés. Ça ne peut pas être réellement Noël. Je ne ressens pas Noël.

Au travail, j’arrive enfin à m’éloigner du micro pour aller vers du macro, j’ai eu l’opportunité de faire davantage de clinique face à des histoires toujours aussi dures. Et globalement j’arrive à maintenir ma barricade face à ce quotidien très cru jusqu’à ce qu’un cas me donne une bonne claque. Ce fut d’ailleurs le cas ce matin, un jeune garçon de 13 ans, pris dans les événements récents de l’arrière-pays mais recueilli par une seconde mère qui l’a emmené à Bangui. Le jeune aurait disparu quelques temps avant d’être retrouvé dans un état de santé déplorable et en état de malnutrition aigüe sévère. Je l’ai vu quelques fois lors de mes passages dans ce centre la semaine passée. Il avait été attaché au lit car il était violent et il arrachait sa sonde nasale malgré un épuisement manifeste. Il ne parlait plus, ne saisissait pas le regard des personnes autour. A plusieurs reprises je m’étais posée la question d’une forme de décompensation. Ce qui était évident c’est que d’arriver dans ce centre avait réactivé un trauma… mais lequel ? Ce matin, il était assis sur son lit, ses mains libres. Ma collègue lui serre la main pour le saluer, je fais de même ensuite, reçois même un sourire en échange et là, l’enfant garde ma main dans la sienne. Sa petite main décharnée et faible me tenait désespérément (première claque). Alors je m’assois à côté et commence une « causerie » comme on dit ici. Il répète mes mots, ne comprenait manifestement pas vraiment ce que je disais mais m’écoutait avec avidité. Je l’emmène alors dans notre salle dédiée. Plus tard, j’apprends en entretien avec la mère de substitution qu’il aurait raconté avoir été témoin d’assassinat dans la brousse, avant de sombrer dans un mutisme. Ça, je m’en doutais. Mais là où ça devient pire : ses parents biologiques ne voulaient pas l’emmener à l’hôpital prétextant qu’il était préférable de laisser l’enfant mourir après ce qu’il a vu et vécu. Le courage de la mère de substitution qui s’est réellement battue pour faire prendre en charge ce petit bout d’homme me donne cette seconde claque. Et lorsque je fais le lien avec sa façon de ne pas me lâcher la main, je sais que cette seconde mère avait vu la même chose : la volonté de vivre.

Maintenant quoi ? un chemin très long, un défaut de ressources psychiatriques dans le pays, juste l’abnégation de cette femme, la volonté du petit homme et la patience de l’équipe de santé mentale. Souhaiter le moins pire plutôt que le meilleur possible. Etre réaliste. Malheureusement réaliste.

Un signe d’adaptation après 3 mois ? Celui d’avoir goûté aux chenilles…

Et pendant ce temps, il neige à Paris

Alors que je traîne une boule dans le ventre de source encore inexpliquée, mêlant stress et solitude, je me suis souvenue une parole d’une chanson que j’écoutais étudiante à Montréal puis redécouvrait expatriée à Yangon « i can be alone, i can watch a sunset on my own ».

Il me semble qu’il y a un mot qui désigne l’état de plénitude que l’on ressent lorsqu’on est au bon endroit, au bon moment, en phase avec ses attentes et ses valeurs, un mot qui désigne le moment où toutes les pièces s’imbriquent, où tout est cohérent, tout prend sens. Cet état, je l’ai essentiellement ressenti à l’étranger, portée par l’enthousiasme et l’inédit de ces expériences. Couchers de soleil sur l’Irrawady, sur le Wadi Rum, sur le Mont-Royal. J’étais seule, dans un autre monde et ça allait très bien.

Sauf qu’ici rien n’a de sens. Rien ne peut en prendre ou cela serait admettre alors que le monde va vraiment mal. Rien que dans l’actualité, un camp de réfugiés brûlé, une trentaine de morts (pour le moment), des milliers de déplacés interne. Parfois ce sont deux bandes, pourtant appartenant au même groupe armé, qui entre-tuent pour une histoire de chèvres volées (6 morts hein…), parfois ce sont des enfants en bas âge qui décèdent dans les centres de santé faute de soins optimum ou d’équipements adaptés. Puis des situations qu’on ne peut partager. Comme au bord d’un précipice. Nous avançons sur le fil d’un contexte qui peut rompre à n’importe quel moment. Il paraît que la fin de la saison des pluies y soit pour quelque chose.

Ma semaine européenne me semble déjà bien loin. Je me frotte le visage pour me réveiller de cet état amer. La brise est pourtant agréable après quelques jours de fortes chaleurs. La brume dans les collines samedi matin était douce. Les liens que je noue avec mon équipe de nationaux me rassurent et m’aident très certainement à avancer. A avancer dans un pays profondément traumatisé. Avec eux, un projet existe, l’avenir peut s’envisager. Étonnamment.

Est-ce le résidu de la seconde phase d’adaptation bousculée par un retour au point d’origine ? Un soubresaut des méandres de l’expatriation ? Est-ce une forme de fatigue inédite, le genre de fatigue sourde qui ne vient pas à la conscience mais qui se manifeste de différentes façons, dont la boule au ventre. Pourtant les mélodies africaines rythment mes journées, dans la voiture le matin, dans les couloirs du bureau en fin de journée, dans la rue… Pourtant les animaux animent le quotidien y compris lorsqu’en enfilant mon chausson je marche (légèrement) sur un bébé chauve-souris qui s’échappe de ma pantoufle pour gémir en rampant façon tortue sur le sol de ma chambre puis de ma salle de bain avec quelques ultra-sons. Je l’ai finalement recueillie pour la déposer dans un buisson (j’aurais aimé l’adopter mais mon vaccin contre la rage n’est pas totalement à jour je crois).

Face à ce tumulte, comprenez mon désarroi (sur une note plus légère) lorsque j’apprends en atterrissant mardi que la piscine est fermée. La seule bulle, la seule parenthèse, ma seule activité sportive. Est-ce à cause du filtre ? Est-ce à cause de la fameuse bête ? Après quelques jours, elle est finalement de nouveau accessible et son aspect reste inchangé… aussi trouble que le quotidien ici.

Non, j’ai beau chercher, je ne retrouve pas ce mot.

De la réalité d’un break

C’est un lapin qui se faufile en dehors de la salle de bain du premier étage qui me rappelle que je n’ai pas saisi mon clavier pour ce blog depuis un peu trop longtemps. A croire que les animaux réveillent mon écriture. Pourtant il s’en passe des choses dans ma tête et le yoyo émotionnel tant redouté de l’effet break est là. Bien là.

On nous « impose » un break toutes les dix semaines, pour nous obliger à nous reposer, à déconnecter un peu de la réalité des contextes compliqués. Comme il n’y a que très peu de vol au départ de Bangui, la zone de référence (= la zone pour se reposer) est la France. Une chance pourrait-on dire. Il est vrai que lorsque j’ai accepté ce poste, savoir que je rentrais toutes les 10 semaines était très rassurant. Presqu’un critère d’acceptation. Et j’ai signé mon contrat.

Mais…

Il y a un mais. Un mais « c’est pas facile de quitter Bangui » qui devient un « c’est pas facile de quitter Paris ». En y réfléchissant, j’ai parfois l’impression que mon expérience actuelle n’est qu’une chimère. Je vis dans deux mondes qui ne se connectent pas, il n’y a pas de passerelle, pas de lien. Oui, il y a ces visages familiers de l’humanitaire mais finalement aucun ne me connaît réellement, aucun ne connaît mon histoire et ce qui m’a amené ici. Et je ne connais pas non plus ce qu’ils ont au fond, quels sont ces parcours. Il n’y a pas de collusion entre ces deux réalités et le décalage lors d’un break est encore plus fort. Les odeurs ne se superposent pas, les paysages ne se ressemblent pas, les goûts n’ont pas d’écho, les bruits ne correspondent pas. Est-ce seulement réel ? La mine verdâtre de la Seine pour le visage rouge de l’Oubangui. Je crains davantage de rater un événement ici, à Bangui, une soirée particulière, un anniversaire plutôt qu’à Paris. Et lorsque je reviens ici, je me sens presqu’inconnue. Et lorsque je reviens là-bas, je me sens presqu’inconnue. Finalement, où suis-je ?

Je suis dans l’avion, à regarder par le hublot le magnifique Sahara et à observer les cristaux de givre se former. Voilà ma première introduction à ce qu’aurait dû être mon hiver : passer un peu de temps au Canada, m’extasier des premiers flocons, réfléchir aux cadeaux, réfléchir aux menus, à ma tenue, observer les vitrines du temps des fêtes, écouter des chants Noël… Mais non, j’observe le givre en m’apprêtant à passer ce qu’il me reste de 2018 en RCA, en terre inconnue, entourée de liens éphémères.

Je suis la « jeune fille » (ainsi me qualifiait le stewart Air France) qui se perd entre deux continents à chercher à travers un challenge professionnel une stimulation viscérale que j’avais perdu. Mais parfois, il y a quand même cette énergie qui me tire en arrière.

« Matinée brumeuse ; il ne pleut pas, mais le ciel est couvert, tout est gris. Marc me dit : « Pas plus triste qu’en France » ; mais en France un pareil temps vous replie vers la méditation, la lecture, l’étude. Ici, c’est vers le souvenir. »

André Gide – Voyage au Congo

Peut-être que rentrer à Paris c’est aussi revoir l’absence. Que parfois, dans l’expatriation, je me sens plus vivante, je crois être plus moi-même, comme avant, un brin fofolle, une folie douce teintée dorénavant d’un fatalisme certain. Mais je choisis mes combats. Comme j’aime à le répéter. Mais j’ai le sentiment de courir à vide, qu’un élastique tire depuis le bas de ma colonne vers mon passé proche.

On le sait, entre expatriés, que c’est toujours démotivant de revenir sur le terrain après une pause. Que re-goûter au confort est un luxe dont on ne veut pas vraiment se passer. Il y a une semaine je dormais dans un hôtel de luxe à Édimbourg en profitant allègrement de la duveté des serviettes de bain. Et pourtant, ce matin, je reprenais mon seau gorgé d’eau pour le vider dans la cuvette. Oui, au bureau, il n’y a pas de chasse d’eau. Par automatisme, hier soir, je remplis ma casserole avec l’eau du robinet. Je la vide pour la remplir avec de l’eau filtrée après un grommellement dans ma barbe.

« Quel démon m’a poussé en Afrique ? Qu’allais-je donc chercher dans ce pays ? J’étais tranquille. A présent, je sais ; je dois parler. »

André Gide – Voyage au Congo

Alors je vais essayer de continuer de parler. Car en une semaine de break j’ai aussi réalisé que la plupart des gens ne connaissent rien à la RCA, aux conditions de vie ici. On me demande si mon cher et tendre va venir me voir, je dois expliquer qu’ici, ce n’est pas vraiment un endroit qu’on visite en touriste, que mon ONG n’accueille pas de visiteurs dans la maison, qu’il y a des règles sécuritaires contraignantes et que c’est finalement plus simple de rentrer moi-même plutôt que d’infliger cette précarité à ma moitié.

Mais quand rentrer n’est pas facile…

Alors je vais tenter de décrire mieux cette réalité pour lui permettre un peu d’envahir la réalité parisienne. Car il y a tant à dire, tant que j’en oublie.