3 semaines plus tard.

Le détachement en Pologne a touché à sa fin. Trois semaines qui ont semblées longues et rapides. Longues car il y avait tellement d’informations nouvelles, de discussions étalées sur les protocoles que nous utiliserons, des trajets en voiture ou en avion pour rencontres les équipes, les partenaires, être sur site. Rapides car je rentre déjà à Yaoundé.

J’ai un regard assez ambivalent sur la réponse des ONG. En réunion, je voyais la liste des appels à financements, les fonds proposés par les différents bailleurs étatiques, des millions et des millions sur le tapis. Face à cela, j’échange avec d’autres humanitaires, des Polonais, des Ukrainiens : aucun ne sait quelle direction la crise peut prendre. Un ami était déployé en Ukraine pendant quelques semaines, de passage à Varsovie avant de repartir sur un autre continent. Il me disait explicitement être écœuré : des fonds délirants, des ONG qui ne savent pas comment dépenser cet argent et qui ont finalement du mal à trouver « des bénéficiaires » car les Ukrainiens font preuve d’autonomie : certains reconstruisent déjà leur habitation, ils retournent chez eux et ne restent pas dans les autres pays limitrophes. Tout cet argent mis sur la table est bien entendu retiré d’autres tables. Lorsque j’étais à Yaoundé au tout début de la guerre, la représentant des fonds Suisse m’a clairement dit que pour le moment, elle ne pouvait pas dégager d’enveloppe pour le Cameroun.

Par contre, mon ami reconnait que les besoins en santé mentale sont énormes. Malheureusement comme dans de nombreux pays, les soins de santé mentale sont synonymes d’institutionnalisation, de psychiatrie… Les études menées par l’OMS soulignent qu’environ 23% de la population souffrira de troubles mentaux (d’intensité variable) dans des situations de conflits, en général. Pour l’Ukraine, on estime que 4 millions d’adultes et 1 million d’enfants (sur une population de 18 millions) sont à risque de développer des troubles de la santé mentale en lien avec le conflit et le reste souffrira de détresse psychologique. Effectivement les volontaires sur l’un des sites de transit où nous menons des activités nous rapportent de nombreuses situations : enfants agressifs ou désorientés, parents déprimés, des cas à la limite de la psychiatrie, l’anxiété domine mais la solidarité rassure.

Sur une note un peu plus légère, avec les collègues, nous « rigolions » des conditions de vie d’une mission d’urgence dans un pays développé à une mission d’urgence dans les pays « habituels ». Ici, au bureau, la machine à café est absolument intimidante : 4 têtes, il faut moudre son café, réaliser sa mousse de lait etc. Au Cameroun je me contente du nescafé soluble (et pas vraiment bon) et parfois même j’ajoute du lait en poudre, grand luxe ! ici j’ai le choix entre lait de coco, lait d’avoine, lait demi écrémé, lait entier…

Je repense à ma première nuit, anxieuse, et là je me dis que mince, ce n’était pas si mal quand même ici : des équipes intéressantes, des personnes qui ont du répondant, qui questionnent, qui poussent la réflexion. Des consœurs psychologues polonaises et ukrainiennes aux parcours variés. Intellectuellement très stimulant. Géopolitiquement très formateur aussi (moi qui ne m’intéresse pas du tout à la politique pourtant). Un quotidien qui offre des moments de loisirs sympathiques et peu onéreux. Une vie culturelle aussi riche et passionnante. Cela va paraître peut-être maladroit comme formulation mais je me sens chanceuse de vivre ça, de passer d’une réalité à un autre.

Alors ces changements ont quand même un coût : j’ai dormi toute la journée du samedi et une bonne partie du dimanche. Et j’arrive ce lundi au bureau, comme si je n’avais pas coupé, mais les équipes sont contents de me retrouver (ou bien ce sont peut-être les caramels polonais qui font cet effet…).

En attendant, on est là.

Une semaine polonaise

Je raccroche avec ma mère en lui disant « bon je vais essayer de faire un Gisèle ce soir ». Me voilà donc en Pologne, à Varsovie, pour 3 semaines. Les premières 24h sont toujours une énorme source de stress sur place. Mais les imprévus ont démarré dès mon transit depuis Yaoundé pour Paris : samedi, réveil très matinal, le chauffeur nous prend à 5h du matin avec une collègue. Direction nos sièges au fond de l’avion. Première annonce : 20 minutes de retard pour panne mécanique. Deuxième année : 30 minutes de retard. Troisième annonce : la panne est réparée mais le coffre du réacteur ne se referme pas correctement. Quelques heures plus tard une nouvelle annonce : les pilotes ont dépassé leur temps autorisé. Vol annulé.

10h après s’être dirigées vers l’aéroport, nous voilà toutes les deux à déjeuner au Hilton de Yaoundé aux frais d’Air France. Pour 6 heures d’attente dans l’avion, nous méritions bien cela. Dimanche, départ à 3h30 cette fois de l’hôtel pour l’aéroport. L’avion décolle vraiment. Autant dire que je n’avais jamais autant dormi dans un vol de jour. Arrivée à la maison, dîner avec la maman, quelques pulls dans la valise et me voilà reparti pour la Pologne. Devant mon café au lait : « mais qu’est-ce que je fais encore ? ». Le Cameroun est devenu ma zone de confort, mes habitudes, ma vie sociale, mon développement professionnel. Et me voilà, à bousculer tout ça pour 3 semaines.

Déjà à l’aéroport de Roissy, en zone d’embarquement, les polonais soutenant les ukrainiens s’affichent avec des tee-shirt ou des rubans jaunes et bleus sur leur veste. Je débarque à Varsovie en fin de journée, les deux collègues m’attendent pour diner et j’ai cette petite boule au fond du ventre que je connais très bien.

Rencontre avec le partenaire local, atelier de réflexion avec d’autres organisation (nationale et ONG) depuis l’un des sites de « réception » des réfugiés à la gare Est de Varsovie, je plonge directement dans les réalités de ce quotidien bousculer par le conflit. Les décalages sont nombreux et l’autre soir en rentrant avec une collègue nous nous disions « mais c’est fou quand on pense à ce qui se passe dans le pays d’à côté », les jeunes polonais s’enjaillent (et ils ont raison !), les restaurants foisonnent et en même temps je vois ces femmes et leurs enfants avec leurs valises contenant une vie attendre d’être orientées.

Une ukrainienne actuellement sous contrat avec une ONG expliquait qu’il y avait eu trois vagues : ceux qui ont eu peur et ont fui directement, ceux qui ont tenu mais au moment où ils ont été impactés directement ils ont fui, ceux qui ont tenu, ont été impactés mais sont restés jusqu’au bout pour finalement fuir. On imagine alors l’état de la santé mentale de ces vagues successives. Un homme présent rajoutait aussi qu’il y avait un lien avec le niveau socio-économique : ceux qui ont pu partir immédiatement en ayant les moyens et ceux qui n’avaient pas le choix que de rester faute de ressources suffisantes.

Etonnamment la semaine est passée à la fois lentement et rapidement. Je vois clair sur comment soutenir et mon expérience sur la mission France lors du COVID-19 me permets de proposer des pistes de réflexion. Ici il y a des psychologues, des associations, un système de santé. Nous ne sommes donc pas en substitution mais en soutien pour les accompagner sur des modalités de prises en charge « humanitaires ». Les psys ont l’habitude d’avoir leur patient installé, en face, ils prennent le temps. Mais comment adapter cette clinique face à des personnes que nous ne verrons qu’une ou deux fois ? comment proposer un soutien ayant un impact rapide ? c’est là où notre expertise du terrain est pertinente. C’est là où moi-même je me sens un peu plus légitime.

Bon, je dois finir de rincer mes chaussettes dans le lavabo de l’hôtel.

Et me reposer un peu.

De Yaoundé à Varsovie.

Il y a quelques semaines, j’échangeais de façon un peu innocente avec ma référente RH du siège en lui parlant de mon intérêt pour les missions autour de la crise ukrainienne. Il faut dire que les besoins en santé mentale sont énormes et les opportunités très nombreuses. Je ne pensais pas qu’on me proposerait alors un détachement de 3 semaines en Pologne. Une mission dans la mission. Curieux phénomène que de rester longtemps sur un poste.

J’oscille entre stress et curiosité : stress car j’ai eu mon billet d’avion 3 jours avant de partir, je ne sais pas ce qui m’attend sur place, je ne sais même pas vraiment où je serai basée (hormis le fait que j’atterris à Varsovie). Curiosité de voir une autre mission, de m’impliquer sur d’autres méthodes car même si je suis familière avec les contextes humanitaires, j’ai une meilleure connaissance de l’Afrique Centrale que de l’Europe de l’Est. Initialement j’essayais aussi de me convaincre du bien du mouvement, de se « décoller » du Cameroun, d’investir de l’énergie ailleurs, d’apprendre d’autres choses mais me voilà encore une fois dans ce ballotement désagréable. Sortir de la zone de confort. Partir au risque d’être oubliée. Apprendre à se détacher. Espérer réaliser que c’est possible. Mais ces appréhensions ont un coût émotionnel important, même si je suis censée en avoir « l’habitude »… J’ai du mal à me concentrer, je me dis que j’ai fait une erreur en m’embarquant dans une mission sur une mission, je perds le sommeil car mon cerveau est farci de mille questions. Je m’inquiète de ne pas être à la hauteur en estimant que mon ONG me fait drôlement confiance.

Et en vient alors une autre réflexion : je vais avoir 35 ans dans un peu plus d’un mois. Hum. Bon. Dans ma tête j’en ai toujours 16. Je continue à vouloir prouver des choses, à qui ? à quoi ? J’ai 35 ans et je ne me sens toujours pas en confiance.

Je hais les transitions, quitter un cercle pour un autre, quitter une routine pour l’inconnu. Je sens la tension dans mes bras et le nœud dans l’estomac. Je sais ce que je vais louper ici et ne peux me concentrer sur ce que je vais trouver là-bas. Alors pourquoi je ne fais que ça depuis quelques années ? Je connais aussi la satisfaction de se dépasser, d’aller ouvrir des portes inattendues.

Les briefings commencent jeudi après-midi, je repasse à la maison faire une valise adaptée au climat d’Europe de l’Est samedi (vol avec escale à Bangui…), départ pour la Pologne dimanche et mains dans le cambouis lundi.  Et puis je rigole de moi-même, mon livre de chevet étant actuellement « Être à sa place » de Claire Marin (que je recommande vivement au passage).

Cette année 2022 n’était pas prévue au planning car déjà je ne pensais pas être encore au Cameroun, je ne pensais pas être détachée, je ne pensais pas faire autant de valises.

La pause quand elle viendra sera méritée.