Camerouniversaire #3

Dès le lendemain de la publication du précédent anniversaire, mon moral a plongé. Je ne sais pas si finalement j’étais en période « lune de miel » sans m’en rendre compte ou si c’est tout le reste qui m’a rattrapé d’un coup.

Il faut dire que c’est une mission bien différente des autres.

Ou pas.

Pendant ces premiers mois je voyais dans le Cameroun une mission « mature », un environnement professionnel solide, un environnement social classique. Une certaine liberté de mouvement, des bars, des cafés, quelques lieux culturels. Des familles. Il est vrai que pour une fois j’ai l’impression d’être sur une mission où il y a une vision, un socle. Cela tient peut-être aussi de mon poste qui me rapproche des décideurs contrairement aux précédents. C’était un peu mon prisme de vision pour tous les autres éléments de mon quotidien. Jusqu’à ce que je réalise que les histoires de petites culottes sont au cœur du quotidien des expatriés, ici aussi. Je pensais que ce n’était qu’en RCA que le côté « colonie de vacances » existait. En Birmanie oui un peu mais pas tant. En Jordanie, pas du tout. Et j’ai été pas mal de fois consternée de ce que je voyais, de ce que j’entendais.

Ce qu’il y a de différent par contre c’est mon éloignement du terrain. Je ne suis plus dans la mise en place directe d’activités mais au cran d’au-dessus.

Mes humeurs ont été comme la couleur de mes cheveux, changeantes. J’ai déjà l’impression qu’ils ont beaucoup trop poussé et rêve de pouvoir leur donner un coup de ciseau comme pour me décharger d’un surplus. Moins de cheveux sur la tête, plus d’air dans les neurones ?

Notre collègue qui a malheureusement décompensé m’a poussée aussi à passer un pacte avec ma collègue-colloc : qu’on doit veiller l’une sur l’autre avec respect et douceur pour éviter qu’on finisse en psychiatrie. Je me souvenais d’une nuit d’orage apocalyptique à Bangui où une collègue avait fait une crise de tétanie voulait partir à la clinique mais un arbre était tombé sur la route bloquant la voiture. Avec une autre collègue à ce moment-là nous avions fait le pacte de l’apocalypse (oui oui, toi Ann-Sophie). De veiller l’une sur l’autre. A croire que le pacte est toujours fonctionnel car nous sommes toujours en lien rapproché.

Mon responsable à la mi-novembre, alors que nous déjeunions ensemble, me sort « tu dois commencer à fatiguer non ? ». Sur le moment j’ai répondu à « ah mais pas du tout, non ça va » tout à fait spontané. En fait je crois qu’on ne réalise pas toujours comment certaines petites choses peuvent s’empiler discrètement dans un coin. Parfois une chose un peu plus grosse complète le tas. La poussière s’accumule bien entendu en même temps. Et à un moment, ça commence à prendre trop de place.

C’est à ce moment-là que le break est nécessaire.

Retrouver ses racines. Retrouver le fil dans les repères qui existent depuis toujours : amis, famille, lieux, symboles.

Ce n’est pas facile de réussir à faire basculer l’humeur, à prendre du recul, à relativiser quand on baigne dans un environnement inhabituel. Se dire que ces histoires, ce ne sont que des enfantillages qui ne représentent rien à l’échelle d’une vie. Se tourner vers les bonnes personnes, fiables, droites et respectueuses. Celles qui me connaissent. Prendre du recul et se concentrer sur les personnes qui ont pour le coup réellement besoin de notre attention, de notre énergie.

Lors d’un atelier sur le programme de réponses d’urgences (mécanisme de réponses rapides), j’étais probablement la plus jeune. Je regardais autour de moi ces femmes qui devaient être dans la quarantaine voire la cinquantaine (je suis nulle pour donner des âges, j’espère qu’elles ne se vexeront pas). Est-ce que moi aussi, quand j’aurais 40 ou 50 ans je serais encore entre deux continents ? D’une certaine façon, l’idée ne me déplaisait pas.

La question au fond est : est-ce que moi aussi je m’expatrierai avec ma famille ? la supposée famille que j’aurais fondée d’ici là ?

Sur le chemin du retour de cette réunion avec mon responsable, il m’évoque l’année de son diplôme. Je réalise qu’il a tout juste un an de plus que moi. Il a un an de plus que moi, une femme, deux enfants. Il me rappelle que nous avons déjà eu cette conversation en février dernier. J’avais déjà refoulé cette information.

C’est un peu là où je me dis que je suis (un peu) en décalage.

Une autre nenette que je connaissais de Bangui (et que ma collègue-colloc connait aussi, petit monde) est enceinte.

C’est un peu là où je me dis que je suis un peu (trop) en décalage.

Le prochain Camerouniversaire sera sur le chemin du retour à Yaoundé. Le break arrive d’ici 2 semaines. Retrouver le froid. Retrouver la COVID. Retrouver les amis (si possible).

En tout cas, j’ai acheté des pagnes et commencé la confection de vêtements mais je n’ai toujours pas acheté de plantes…

Les liens.

L’expatriation est une plongée au cœur des relations humaines, elle apporte sur son chemin un nombre insensé de rencontres et d’histoire.

Nous avons donc réalisé notre fameuse retraite stratégique. J’avais déjà eu à travailler sur une stratégie mission (France) mais c’était en pleine période de COVID et donc un peu compliqué de tenir des réunions. Là nous avons été deux jours nous isoler en périphérie de Yaoundé. Le cadre était très sympathique mais nous n’en avons pas du tout profité. C’était par contre une super opportunité pour voir d’autres têtes du terrain, notamment sur les bases où je n’ai pu me rendre (Batouri, Kousseri…). Et c’est là où je m’amuse le plus : écouter les histoires. Ça peut aussi bien être une collègue qui connaît un sourd muet qui arrive à prédire la pluie (confirmant ainsi que lorsqu’un de nos sens ne « fonctionne » pas, le sixième sens se développe).  C’est partager aussi les projets de chacun, l’un se prépare pour partir en mission à Madagascar, un autre va aller au Mali, une autre hésite encore à aller en RDC. Autour de la piscine de l’hôtel, en soirée, nous parlons de tout et de rien. De ceux qui « connaissent » nager, de la fois où un collègue avait sauté dans la piscine alors qu’il ne « connaissait » pas nager et qu’un autre à réussir à le sortir à temps. Une autre collègue essayait de jouer les entremetteuses entre un staff de sa base et une staff en capitale car elle estime que tous deux sont déjà à un âge avancé compliquant leur avenir… Et puis finalement, nous décidons de danser. La danse n’est pas une question d’âge.

Ce matelas d’hôtel a semblé divinement moelleux et réconfortant.

Sur une note plus sérieuse, les exercices nous poussaient à réfléchir à dans 5 ans et grosso modo, toutes nos projections n’étaient pas des plus optimistes. Peut-être que certaines situations vont s’apaiser mais il restera quoiqu’il arrive les effets à long terme des crises actuelles : vulnérabilité communautaire, reconstruction, stigmatisation des associés… et j’en passe.

Samedi soir, avec 10 autres collègues de Yaoundé et des terrains, nous sommes allées manger le poisson braisé dans une gargote. Deux collègues (un ivoirien avec qui j’avais déjà travaillé à Bangui et un congolais) m’expliquaient leur gestion maritale : l’un « pointait » matin et soir par téléphone et un message le midi. L’autre doit se manifester matin, après le travail, avant le coucher et envoyer ce qu’il mange le midi. Les compromis des couples. Les compromis que je n’ai jamais réussi à faire. Ensuite nous parlons des gauchers et de toutes les méthodes utilisées ici pour éviter aux gauchers d’être gauchers : main attachée à un caillou, bâtons entre les doigts, tapes sur le bout des doigts pour rendre l’écriture douloureuse… C’est alors qu’un collègue explique que les gauchers sont plus intelligents car ils sollicitent davantage le centre de l’intelligence que les droitiers. Je lui demande alors s’il dit ça parce qu’il est gaucher. Nous rions.

Après quelques semaines un peu compliquées, j’ai voulu inverser l’énergie et tente de basculer l’humeur vers une tendance un peu plus légère, décontractée. Je sens mon esprit qui file loin de ma base, loin de mon socle interne pour s’éparpiller et se perdre, faute de repère. Echanger avec les amis m’aident réellement à garder un ancrage. Y compris lorsque l’un d’eux me suggère de lever un peu le pied.

C’est curieux comme chaque mission est très différente. Ce n’est pas une question de kilomètres, ni de contexte. Peut-être le temps qui passe. Perdre le rythme des saisons avec lequel j’ai grandi.

Pendant ce temps en tout cas, des piqures non identifiées parsèment mon dos et m’obligent à développer une souplesse d’épaule pour me soulager les démangeaisons.

La montagne…

La précédente semaine avait un air de « groundhog day », les jours se suivent et se ressemblent. Je suis derrière mon bureau à travailler sur l’atelier stratégique que nous menons bientôt avec l’équipe coordination, nous avons une nouvelle proposition de projet à préparer aussi, je procrastine sur d’autres sujets n’ayant pas tellement l’inspiration. Je dors mal alors après plusieurs nuits ratées je cède à l’atarax et puis je passe la journée suivante les neurones dans le coton en attendant les matinées où le réveil ne sonne pas. Heureusement que je vais pouvoir (enfin) bouger sur le terrain et retrouver sa dynamique et le couvre-feu de 21h sera propice à la routine du coucher en limitant mes mouvements.

J’ai du mal à croire que nous sommes déjà en novembre. Quand je lis les articles, je me replonge en avril : confinement, nombre de morts, impact psychiatrique…Pourtant ici aussi c’est la saison des clémentines (sauf qu’elles sont vertes comme des citrons verts).

Le trajet pour le Sud-Ouest semble bien long, je lorgnais sur la vitesse qui oscillait entre 50km/h et 80km/h sur l’axe national, sans trop de trafic, avec nettement moins de voitures accidentées (il ne pleuvait pas à torrent) et avec aussi moins de pangolins. Je note cependant une hausse de bêtes non identifiées, un mélange entre le physique d’une mangouste et la taille d’une marmotte. Plus de 7h de trajet plus tard, me voilà de nouveau face au Mont Cameroun qui se laisse entre apercevoir entre les nuages. Contrairement à la fois précédente, je ressens la petite boule au ventre, celle qui indique que je sors de ma zone de confort.

Pourtant il est bon de sortir de la ville et de sentir certains tracas s’éloigner en même temps que la nature défile sous mes yeux. Toujours aussi verdoyante, nous entendons même le champ des oiseaux sur la nationale (surtout quand nous roulions à 50km/h…). C’est aussi rejoindre d’autres préoccupations.

Justement, les aléas de la vie du terrain ont bousculé mon planning. Certains aléas sont prévisibles (un RDV annulé ou décalé, un budget qui tombe…) d’autre nettement moins. Notamment lorsqu’un collègue fait une crise de stress/angoisse/colère/tristesse pour être évacué dès le lendemain sur Yaoundé. Un bon rappel sur l’importance de la santé mentale et du soutien qu’on peut s’apporter les uns les autres dans des contextes parfois rudes. Et le Sud-Ouest est un environnement rude. L’escalade de la violence inquiète, pèse. Ces environnements où nous devons aussi apprendre à être attentif à l’autre, à ses petits changements qui peuvent indiquer que le stress monte. Nous ne sommes pas tous équipés de la même façon pour l’affronter. Et lorsqu’on ajoute le déracinement, la mèche est plus courte avant l’explosion.

Le temps que l’affaire se règle, nous avons quitté le bureau plus tôt et sommes arrivés plus tardivement le lendemain. Je dois avouer que la mission a géré cela avec beaucoup de respect pour chacun. Le reste de la journée a eu l’air d’un trajet Yaoundé / Buéa : bouchons / prise de vitesse / bouchons / vitesses… pour finalement l’étirer jusque dans la nuit pour rattraper le temps suspendu.

Cependant au terme de cette visite terrain, nous avons pu réfléchir au nouveau protocole thérapeutique que nous allons tester ici maintenant que l’équipe a été formée par le siège. J’ai continué de créer des liens avec d’autres structures pour nous aider à orienter les personnes selon leurs besoins car oui, il ne faut pas croire que les ONGS (nationales comme internationales) sont cloisonnées dans leur champ d’activité. Nous coordonnons nos réponses pour apporter toute l’aide nécessaire. Par exemple pour une femme victime de viol, elle va peut-être rechercher de l’aide médicale pour ses blessures physiques, on peut lui proposer un appui psychologique, l’orienter vers une structure pour un soutien légal, lui proposer un abri sûr, l’inclure dans un listing pour recevoir une aide alimentaire… autant d’actions par autant d’acteurs. Dans certains contextes les ressources sont très limitées. En RCA c’était très compliqué d’orienter les personnes. Ici, il y a de très nombreuses structures, des spécialistes tout de même. Cependant s’ajoutent les problèmes d’accès en lien avec la sécurité mais aussi la pauvreté (difficile de se rendre d’un point à un autre). Et puis il faut aussi penser que tous ne saisissent pas toutes les options. Dans le cas de viol, cela est particulièrement compliqué du fait de la stigmatisation. Pour le soutien psychosocial aussi, en général, c’est compliqué. Nous entendons souvent sur le terrain que les gens sont habitués à ce stress. Pourtant, nous, cliniciens, nous savons pertinemment les effets de ce type de crise à moyen et long terme, tant au niveau individuel qu’au niveau de la société. Pour ouvrir cette porte, il y a encore tout à faire. Et aussi, dans un contexte de pauvreté et face à l’afflux de services, les personnes n’ont pas d’intérêt pour nos activités car nous ne « donnons » rien de concret. Participer aux groupes de paroles c’est autant de temps qui n’est pas dédié à leurs activités génératrices de revenu… ce qui se comprend totalement. Alors bien entendu, nous avons tout de même des femmes, des hommes, des enfants qui participent à une ou deux sessions. Nous apportons ce que nous pouvons. Nous verrons ce que nous arrivons à mettre en place pour sensibiliser petit à petit les communautés sur l’importance de la santé mentale.

On y revient.

Une collègue ici m’expliquait qu’elle a réalisé tout récemment l’importance du soutien social. Elle vient d’une autre région du Cameroun et n’a finalement pas de liens dans le sud-ouest. La semaine passée, elle a été hospitalisée après un malaise et elle me racontait qu’il n’y avait personne pour lui apporter un change ou même à manger. Elle est rentrée chez elle un soir durant son hospitalisation pour justement se nourrir, raser ses cheveux tressés et est retournée poursuivre sa perfusion. C’est là où elle a eu le déclic. Elle a attendu un peu trop mais souhaite réagir dorénavant. Elle a choisi de se rapprocher d’une paroisse pour créer des liens, trouver son soutien social.

Je pensais alors à ce stress qu’on s’impose à chaque expatriation et à la chance que j’ai eu finalement de me lier avec des personnes assez rapidement sur chaque mission. On quitte tous nos repères et il est vrai que les liens qui se créent sur le terrain sont bien plus intenses rapidement que les amitiés classiques qui se construisent dans le temps. Et on le sait… que reste-t-il une fois de retour chez soi ? Le terrain me rend un peu parfois bipolaire : l’excitation / la tristesse / la joie / la colère, un yoyo dont les pics peuvent être très hauts et la chute très grande. Mais on tient. Je sais que je peux compter sur ma colloc-collègue. Je sais aussi que je peux poser ma tête à distance sur les épaules de mes ami.e.s en France.

Ma prochaine visite pour le Sud-Ouest sera pour 2021 maintenant, si la situation le permet. Ce mont Cameroun va certainement me manquer. Cette montagne solide, jouant à cache-cache dans le brouillard. Une montagne qui nécessite un regard panoramique pour la détailler d’un bout à l’autre.

Un point d’ancrage.

Elle, elle ne bouge pas. Sereine et respectuesue.

A l’année prochaine belle et réconfortante montagne.