Banguiversaire 10

Non sans retard me voilà à saisir enfin mon banguiversaire 10 alors que le banguiversaire 11 se rapproche à grand pas. Ce mois de juin cristallise l’absurdité dans laquelle j’évolue. Le quotidien ressemble à une succession d’inepties. J’ai notamment animé une formation pour les cadres de districts sanitaires, disons des médecins qui supervisent le fonctionnement de plusieurs centres de soins répartis selon les secteurs de la ville. C’est sans doute la première fois depuis bien longtemps que je sors satisfaite et nourrie d’une formation et non frustrée. J’aime animer des formations, j’aime partager et écouter mais ces derniers temps cela devenait trop lourd. Je prenais personnellement toutes les remarques sur ce que ACF fait de mal ou de façon insuffisante (même si elles sortaient bien souvent du cadre professionnel ou du champ d’action de l’ONG) : tout ce qu’on peut faire ne semblait ni reconnu, ni suffisant, ni exploitable. Mais là, les échanges allaient plus loin, étaient plus argumentés. Oui le système est défaillant et ils doivent s’appuyer sur les partenaires (dont nous) mais je voyais cette volonté de faire bouger les choses. Cela soulage. Vraiment.

Ils ont aussi partagé 2 anecdotes : la première concernait un monsieur qui, lors des événements de 2013, s’était réfugié dans la brousse en n’emportant qu’un carton de plumpy-nut, des sachets de médicaments à base de pate d’arachide enrichie pour soigner la malnutrition aigüe sévère. Le monsieur était réapparu quelques temps après et ils plaisantaient sur le fait que c’était bien la seule personne qui avait pris du poids pendants cette crise. Une autre était au sujet d’un déplacement de population qui avait amené des groupes à se rassembler non loin d’un cimetière. Le nombre de déplacés augmentant, ils ont fini par virer les pierres tombales pour installer leur abri. Puis à construire des puits. Et à creuser un peu plus profondément car les puits ne fournissaient plus assez d’eau… pour remonter des os mais aussi des perruques. J’avais devant moi une équipe de médecins chefs qui se bidonnaient de ces histoires et moi je trouvais ça juste choquant, je riais jaune. Quelle est cette réalité ?

On se dit souvent entre nous « la vraie vie » quand on parle de notre quotidien chez nous, dans nos contrées d’origine. Cependant pour certains expatriés, il n’y a pas la « vraie vie » car la « vraie vie » c’est justement la succession de missions. On se protège en parlant de la « vraie vie » en mettant à distance toutes ces situations insupportables, inacceptables, on les circonscrit à une ville, un centre de santé, un groupe, à un contexte « pourri ». Mais à vivre dans deux dimensions, je me sens comme Bill Muray dans Lost in Translation. J’observe des choses que je ne comprends pas tant le fossé de l’histoire et de la culture sont là et souvent je me sens comme cette petite blanche privilégiée qui s’offusque face à ces situations mais qui a toujours la roue de secours de repartir après un nombre limité de mois ici. Cette position amène beaucoup de questionnement. Comment puis-je dire que je ne supporte pas cela alors que toute mon équipe vit dedans ? Je me sens comme une petite enfant face à l’injustice et je prévois d’acheter un canapé pendant mon break. « Ils sont habitués » « C’est culturel » « ils ont vécu pire ». Comment peut-on garder l’équilibre ? Et les journées se répètent, la routine est la même face à une pression qui augmente. La pression de la fin de la mission, la pression de ne voir aboutir certains projets que j’ai initié et porté jusqu’au bout. Il n’y a pas de logique ici. Aussi illogique qu’une fête des pères qui tombe le jour de mon anniversaire.

J’attends avec un membre de mon équipe d’une médecin chef de centre nous reçoive. On parle de téléphones portables. Il m’explique qu’une ancienne expatriée lui avait ramenée un modèle mais qu’on lui a volé avec sa moto. Des individus se sont introduit chez lui et lui ont proposé de voler sa moto mais que s’il leur rachetait (pour une somme plus élevée que les prix du marché) ils lui rendraient. Son réflexe a été de se défendre. Il a donc reçu des coups mais aussi un coup de machette sur le tibia. L’un de ses enfants était présent et depuis il n’arrive à s’endormir avec un marteau à côté de lui.

Nous rentrons tard le soir et notre voiture frôle un monsieur tout nu au milieu de la chaussé. Musclé, sali par la poussière. Et je me dis qu’on ne peut rien pour lui ici, on ne peut pas prévenir la police qui va juste le jeter en prison, il n’y a pas de pompiers ou de sécurité civile, il n’y a pas de maraudes de rues pour les SDF, la psychiatrie n’existe pas tellement. Et moi je rentre de la piscine en m’estimant chanceuse lorsque je nage au crépuscule, que je vois les étoiles se mettre à scintiller une à une, que je vois le croissant de lune apparaître derrière les arbres et monter dans le ciel. Je nage, je m’apaise mais comment peut-on se dire chanceuse de vivre une expérience qui abîme ?

J’ai perdu le fil de l’écriture, ma routine bimensuelle, c’est regrettable mais c’est comme si les mots ne pouvaient plus décrire le vécu, comme si le quotidien ne peut s’expliquer. Au bout de 10 mois, je ne vois pas de changement, nous entretenons juste les choses, on tient les murs et on répète les mêmes gestes. Et en même temps je vois la force de mon obstination et mon espoir qui, même lorsqu’il s’épuise, arrive à se régénérer.

Me voilà à attendre dans la voiture qu’un tradipraticien me retrouve dans un centre de santé vers l’est de la ville pour lui remettre une invitation à une formation. Je suis avec le chauffeur, nous sommes vendredi, il pleut des cordes. La radio passe «ça y est c’est le week-end » de Lorie. J’écoute Lorie à Bangui.

Me voilà à sortir des vestiaires et à attendre la voiture en regardant les ombres des nuages lorsque je vois une étoile filante et sa traînée presque verte.

Je n’ai pas fait de vœux.

Je veux me reposer.