Est-ce que les gens…

Durant les premières semaines, certaines nuits je me réveillais en oubliant où j’étais. Ça m’arrive souvent dans mes transitions géographiques mais ce n’est jamais agréable. Ce contexte est très paradoxal. J’ai mis un peu de temps à mettre en mot cette dissonance.

Déjà, il y a cette bulle d’humanitaires. Pemba étant une petite ville, c’est difficile de rester inconnue, anonyme. Dans chaque resto, on croise forcément au moins une personne qu’on connaît. Les soirées et autres activités se font un peu toujours avec les mêmes personnes. Il n’y a pas beaucoup de brassage expatriés / mozambicains. Il n’y a pas non plus beaucoup de brassages de secteurs professionnels (contrairement à Yaoundé par exemple). Le quotidien se situe essentiellement entre les bureaux, le supermarché, quelques restaurants et les maisons en bord de mer. Tout le monde connaît tous les potins des uns et des autres.

La mission telle que je ne l’apprécie pas tellement, ça me rappelle pas mal Bangui. Heureusement le travail est prenant et intéressant. Et les steaks de thon sont délicieux.

Cela change aussitôt que je passe quelques jours à Maputo. Je suis une anonyme, les personnes se mélangent, les origines, les métiers. L’atmosphère de la ville me fait étonnamment du bien et me rechargerait presque avant de retourner à Pemba où l’humidité grimpe.

Il y a aussi cette réponse humanitaire. Je ne sais pas si j’ai encore le fond de pessimisme de la réponse Ukrainienne, mais je vois la coordination balbutiante entre les acteurs. Je vois un peu les organisations qui se tirent la couverture d’un côté ou de l’autre. Je vois aussi le manque de financement et la grande précarité des populations confrontées aux désastres climatiques mais aussi aux groupes armés. Je vois le niveau extrêmement faible d’alphabétisation ce qui nécessite d’ajuster toujours plus nos réponses. Ça me rappelle certaines zones du Cameroun où les adultes ne savaient pas tenir un crayon de couleur (thérapie par le dessin). Cependant, la-bàs, on pouvait trouver des psychologues. Ici aussi, mais plus difficilement, surtout en s’éloignant de la capitale. Oublions carrément les psychiatres, il n’y en a pas pour toute la région de Cabo Delgado. Je repense aussi à la réponse Ukrainienne, aux millions investis et aux acteurs qui clairement ne savent parfois même pas comment dépenser autant d’argent pour répondre aux bailleurs.

C’est un contexte complexe où beaucoup de facteurs se mélangent et freinent d’autant plus la résilience des personnes et des communautés. Il y a certes le conflit armé, l’insécurité et les mouvements de population qu’il entraine, à cela s’ajoute les catastrophes naturelles (nombreux cyclones qui amènent sècheresses d’un côté et inondations de l’autre), puis des éléments plus ancrés dans l’histoire, un faible niveau d’éducation, une faible place pour la femme, peu de ressources dans les domaines clés (comme la santé). Je vois des personnes qui tentent de pousser vers un « mieux », je vois aussi des collègues blasés. A force d’écouter les expatriés parler, j’ai mis la « durée de l’optimisme » entre 12 et 18 mois : c’est mon concept pour signifier la période durant laquelle un humanitaire garde espoir en la capacité des projets à profondément soutenir les populations.

Cependant je réalise que j’apprécie le poste que j’occupe justement parce que je n’ai plus la responsabilité des projets. Ma place est de soutenir, coordonner, former, accompagner les acteurs de la santé mentale. Eux déroulent leur projet et moi je peux les conseiller. Je fais des liens entre différents secteurs comme la santé mentale avec la protection de l’enfance, la santé ou même la sécurité alimentaire. Je fais des liens entre les ONG et le gouvernement. Et finalement, à part mon éthique professionnelle personnelle, je n’ai pas vraiment de compte à rendre aux bailleurs. Je n’ai pas d’indicateurs à justifier. Je ne dois pas compter le nombre de personnes suivies. Ce positionnement n’est pas désagréable après ces dernières années le nez dans les projets et les mains dans le cambouis.

Et je bois mon café latte, face à la marée montante et l’océan bleu turquoise. Je réalise ma chance. Je ne suis pas comme ce couple de personnes âgées que j’ai rencontré dans un camp de déplacés qui n’avaient strictement rien. Lui faisait des tresses avec des feuilles de palmiers séchés, elle préparait les morceaux de paille pour faire les tresses. Ils sont dans un abri vétuste avec deux poules qui se baladent autour. S’il n’y a pas d’assistante humanitaire, clairement, ils n’auraient même pas un minimum de nourriture ni un toit.

Je pense souvent à la chanson de Maxime Leforester « être né quelque part » quand je suis en mission…

C’est l’heure de la sieste.

Boa noite

Alors autant dire que mon précédent post est devenu absolument obsolète car rapidement après j’ai eu une offre pour le Mozambique et j’ai aussi personnellement décidé de ne pas avancer avec la maison d’édition qui me contactait pour mon livre sur l’expatriation.

Eh oui, le Mozambique. Pour appuyer la coordination des acteurs humanitaires et gouvernementaux autour des activités en lien avec la santé mentale. Dit comme ça, ça semble pompeux. En gros : je vais faire des réunions avec des gens.

Toujours la course des pré-départs et les questionnements du type « mais pourquoi ? ». Et puis, 23 kilos de valise, ça se remplit beaucoup trop vite à mon goût. Et le Mozambique, c’est loin.

Cette fois-ci je pars comme « consultante » pour une agence des Nations Unies. Je quitte le milieu des ONG pour 3 mois et réalise aussi combien on est chouchouté en ONG : on s’occupe des vols, du visa, du logement, des repas du midi, on a de l’argent de poche en devise locale une fois sur place… Ici, je dois m’occuper de tout et en plus ajouter les démarches administratives de l’auto-entreprenariat. Je découvre cet univers fait de documents à signer et de papiers à scanner.

 

J’arrive donc à Maputo, jeudi 27 juillet, après un très long trajet et quelques heures de sommeil. « Mademoiselle Clara » obtient son visa et récupère sa valise sur le tapis d’un autre vol en toute logique.

Je continue de me dire « mais ? pourquoi ? ».

J’arrive au bureau. Avec une belle piscine dans les locaux. Evidement je demande si les collègues se baignent, on rigole. Bon j’étais sérieuse. Je dois me dégoter une puce pour mon téléphone (ah bah oui les ONG te filent un téléphone) et me voilà lâchée dans Maputo. Je décide donc de dîner un vrai repas depuis 48h : direction un pad thaï et en le mangeant, je repense à mon premier soir à Yangon, toute perdue, devant un pad thaï aussi.

Je prends aussitôt mes réflexes d’expat : changer mes euros et trouver un bon café avec de bonnes pâtisseries. Je souris en pensant à une copine qui ajoute à cette liste de trouver un endroit pour ses manicures.

Le rapport à l’expat semble très différent, je me sens anonyme, pas de « eh la blanche ». Une autre situation qui m’avait bien surprise : je n’avais pas de monnaie pour la puce de mon téléphone mozambicain alors la vendeuse me propose de repasser payer le lendemain. Je pouvais partir avec tout et revenir payer plus tard.

Je tâtonne en découvrant ce nouveau cadre de vie puis me voici donc maintenant à Pemba depuis le 1er août. Ma nouvelle base pour les prochaines semaines.

Face à l’Océan.

Ils sont si nombreux au bureau, impossible de retenir le nom de tout le monde. Je marche sur les « pistes » pour rentrer le soir, 15 minutes à pied et me voilà dans cet énorme appartement meublé loué bien trop cher à mon goût, mais bon, c’est le jeu des UN. Et mon cerveau d’ONG pense déjà à ce qu’on aurait pu faire avec ce montant. Oui, je dois faire sans voiture (alors qu’en ONG nous savons notre chauffeur par sécurité et suivi des mouvements). Du coup je me sens un peu isolée.

Les pieds dans l’Océan.

Lors de mon premier samedi j’ai rejoint deux amies qui voulaient jouer au volley-ball sur une plage. Je ne joue pas (réminiscence des doigts foulés lors des cours d’EPS) alors je file dans l’eau. Les courants brassent. Je vois les coquillages et crains d’écrabouiller un bernard l’hermite. Je ne reste pas longtemps par crainte de me faire dévorer par des créatures inexistantes.

Je prends mes marques, petit à petit.

Pouco a pouco.

Après le chant des sirènes…

Gisèle a été bien trop silencieuse. Pourtant j’avais entamé des articles en Ukraine et en Pologne mais je n’ai jamais pris le temps de les finir. J’avais même préparé un autre post en novembre dernier que je n’avais jamais publié (mais le voilà en ligne aujourd’hui). Et me voilà à nouveau à l’aube d’une fin de mission qui s’est essentiellement déroulée en France. Un poste siège avec durée déterminée bien que prolongée 2 fois pour passer de 4 mois à 10. Reflet aussi d’un besoin d’appui renforcé pour répondre à cette crise Ukrainienne avec des équipes, dans trois pays…

Cette crise, qui a pris beaucoup de mon optimisme et de mon énergie. Avec le recul, je réalise que ce n’était pas facile. Basculer d’un univers à l’autre. Changer son positionnement professionnel, ne plus être du terrain mais devenir du siège. Ne plus agir mais conseiller. Et entre nous, je n’aimais pas vraiment ça. Cet éloignement du terrain me fait aussi remarquer toutes les failles que seule la distance nous pointe. Cependant j’ai appris. Du fonctionnement humanitaire, des approches partenariales, de la « décolonisation du secteur ». J’ai appris de mes collègues psychologues, d’ici ou d’ailleurs.

Avec les beaux jours, des envies de départ arrivent. J’ai quasiment commencé toutes mes missions fin août, comme des étés à rallonge. Des offres de postes que j’avais généralement début juillet. Et là, je n’ai rien à l’horizon. Mais je ressens cette urgence de vivre des « choses », de partir découvrir et après presqu’un an à Paris, j’ai les pieds qui démangent. Et en même temps, cette année à Paris ma rappelé la notion de temps. L’expatriation nous met dans des bulles, des failles spatio-temporelles où le temps s’écoule à une vitesse folle, dans une saison qui demeure quasi identique (car même la saison des pluies apparaît comme une saison estivale pour la parisienne que je suis) mais avec un quotidien qui peut être riche en découvertes. Baigner dans un environnement sensoriel si différent nourrit. Il protège aussi, comme une illusion de cocoon, de confort. Un carpe diem géographique. Et à Paris, d’un coup, je réalise que je vais avoir 36 ans (dans ma tête j’en ai… allez disons 22), que le temps passe aussi très vite mais avec moins de découverte ce qui donne un sentiment d’inertie. Le principe de réalité est tout autre, la pression sociale plus marquée. Ces derniers mois je troquais la lecture pour dérouler le fil des réseaux sociaux sans but. Je repensais souvent au Cameroun avec nostalgie. Je dormais beaucoup. Une forme de rejet du quotidien je crois. J’ai mis quelques temps à reprendre ma routine, télétravail ou bureau, métro ou dodo. Maintenant qu’elle semble un peu plus en place, je veux fuir. Tellement classique. Quasi prévisible.

Dix années que je suis dans ce monde humanitaire, parfois avec enthousiasme, parfois avec écœurement. Alors je repense au chemin parcouru, aux témoins de ces aventures, même ceux qui ne sont plus. Que penseraient-ils ?

Alors je me dis : Clara, trouve-toi un projet. Quelque chose qui calme tes démangeaisons aux pieds. Et cela faisait quelques mois que j’étais reparti à la recherche d’une maison d’édition pour mon guide sur l’expatriation car celle qui était intéressée m’a finalement ghostée. Plus de nouvelles d’un coup, d’un seul. Dommage. 13 emails envoyés à d’autres maisons, chacun un peu espacé au cas où ça morde, voilà enfin une réponse d’intérêt ce 6 juin. Proposition de rendez-vous pour la semaine de mon anniversaire. Je pense à une bonne étoile. J’ai peur que relire mon propre guide confirme mon envie de repartir. Mais une partie de mon vœu a été exaucé, enfin il semblerait. Je touche un peu de bois en attendant par peur de la déconvenue.

Alors que j’entame mes passations et mes rapports, que je cherche à recruter l’équipe qui restera en place après mon départ, je vois déjà cette bouée qui limitera le vide professionnel d’envahir tout l’espace. Ma tête est certaine en plein tourbillon mais un petit neurone, dans un coin, me murmure « ça va aller ».

Finalement je démarre une nouvelle lecture (Marie Robert). Voici la citation en ouverture du livre:

Je n’ai pas fini ma cartographie alors.