Banguiversaire 11

Toujours avec du retard mais j’y tiens quand même. Peut-être que la difficulté à tenir la cadence vient du fait que le temps file à une vitesse illogique. Pourtant ce mois de juillet n’a pas été de tout repos.

Mon dernier break a été assez particulier. J’ai commencé par dormir. Dormir. Dormir. Dormir tellement que j’ai pensé avoir ramené un germe exotique. Cela m’emmène donc au service de médecine tropicale de St Louis. Je fais tous les examens, remplis tous les pots qu’on me tend. Et ensuite j’attends. J’attends. J’attends. J’attends tellement que je m’inquiète car je dors toujours autant, je suis épuisée, j’ai mal au ventre, je me sens mal et je ne sais même pas ce que j’ai. Je ne peux rien prendre car je dois attendre les résultats. Mon médecin m’arrête car le retour approchait et je n’avais toujours pas de résultat. Puis ils arrivent. Tout va bien.

Comment tout peut aller bien alors que je me sens si mal ? Je comprends donc que le problème ne se situe pas nécessairement dans mon ventre mais plutôt dans mon esprit. Ce constat-là a été très dur à accepter, je l’ai vécu comme un aveu de faiblesse, comme un signe que je n’étais pas capable de mener cette mission, que je n’étais pas assez forte pour affronter ce yoyo, ces inepties du monde. Comment se prétendre apte, aimer son job à ce point et pourtant s’effondrer en break. Je suis cette petite nature blanche qui prétend être en mesure d’apporter son aide à des personnes dans un état de détresse surréaliste et qui s’effondre au bout de 10 mois alors qu’ils font face à bien pire pendant bien plus longtemps. Est-ce parce que j’ai ce recul qui me fait dire que cette réalité, leur réalité, n’est juste pas acceptable qui m’a rendu si fragile ? qui m’a usée ?

Toujours est-il que je suis bien remontée dans l’avion et que le mois de juillet a filé. Ma fin de contrat initialement prévue pour le 10 août sera pour le 31 août. J’ai décidé d’ajouter ces quelques semaines pour me permettre de finir plus sereinement cette mission, de prendre le temps de capitaliser de cette année. J’ai décidé de repousser une dernière fois l’échéance ne me sentant pas capable de gérer la suite, le vide.

Côté job, je vois les fruits pousser : mon équipe met en pratique la formation que j’ai animée sur la motricité, le désengagement d’ACF dans certains centres de santé n’est pas synonyme d’arrêt des activités en santé mentale et pratiques de soins, mon partenariat avec un centre de rééducation va se concrétiser en août. J’utilise mon dernier élan pour finaliser quelques dossiers et surtout faire ce que j’aime : aller de centres en centres, papoter avec les équipes soignantes, les écouter. Je garde aussi quelques forces pour finir le manuscrit que je dois rendre d’ici la fin août à la maison d’éditions. Enfin, je finis mes forces dans les longueurs à la piscine bien que la saison des pluies m’empêche de m’y rendre aussi régulièrement qu’auparavant.

Comme disait mon ancienne responsable sur la base « cette mission n’est pas un sprint mais un marathon ».

Comme je disais en partant « de toute façon, dans 6 mois, c’est fini ».

J’ai connu une phase de découragement entre le banguiversaire 9 et le banguiversaire 10. Je perdais le sens de ma présence ici, les conditions de vie pèsent: ne pas pouvoir se déplacer librement, vivre avec une dizaine d’autres collègues, avoir les visiteurs du siège qui se succèdent à un rythme effréné depuis quelques semaines. La mission a été en difficulté sur d’autres aspects et le quotidien devient facilement morose. Mais là, je vois la fin arriver. Cette fois-ci, je ne prolongerai pas.

11 mois à Bangui. Qui l’eut cru.  J’essaie d’anticiper le retour, je sais qu’un canapé m’attendra fin septembre, je songe à commander quelques petites choses pour mon intérieur mais aussi ma garde-robe (oui, je vais faire le tri maman), je réfléchis à comment occuper ce retour, un petit week-end chez une copine par-ci, un autre par là. Je projette de suivre une nouvelle formation et me demande bien à quoi va ressembler la vie de chômeuse… Mais bon, encore un mois avant l’autre grand saut.

 

L’appel du repos

La chaleur est toujours aussi écrasante et les orages se font discrets. J’ai lancé les « pari météo » au bureau avec mon équipe et globalement nous sommes tous à côté de la plaque, les intempéries tant souhaitées n’arrivent jamais. C’est au bout de 7 mois que j’arrive à soumettre plusieurs nouveaux outils pour diversifier les activités de terrain. C’est au bout de 7 mois que j’arrive à un peu reprendre du poil de la bête. Est-ce l’approche du break, le dernier, qui me redonne un regain d’énergie, comme un sursaut de fin de mission : le temps presse et il y a encore tant à faire…

Il y a eu une semaine frustrante car je n’ai pas pu me déplacer une seule fois sur le terrain : une multitude de réunion et de tâches administratives à faire ne m’ont pas permis de quitter cet ordinateur. J’ai pu rattraper cela la semaine passée même s’il y a eu plusieurs décès au centre pédiatrique de Bangui. Nous avons aussi un petit garçon de 9 ans qui était venu une première fois début décembre puis de nouveau pris en charge il y a quelques semaines avant de passer au service pédiatrique. A chaque fois, nous dessinons ensemble. Il aime reproduire le drapeau de la RCA et dessiner des poissons et des voitures. Il a été déchargé mais le revoilà. Toujours avec sa mine triste et ses traits tombant. Sa mère est patiente et forte. Pourtant l’état du petit se dégrade. Il est séropositif et suivait le traitement de première ligne. Sa mère nous rapporte une bonne observance du traitement pourtant le jeune bout n’y répondait plus et a dû être placé en traitement de seconde ligne. Seconde et non deuxième parce que si ce traitement ne fonctionne pas, il n’y a pas d’autre alternative. Sauf que le petit convulse. Effet secondaire ou maladie opportuniste. Il a été remis à la pédiatrie car les équipements de l’unité nutritionnelle ne sont pas adaptés. Sa mère vient donc chercher tous les jours le lait thérapeutique. Une histoire qui fleure une issue malheureuse.

La saison des mangues se poursuit et il est fréquent de voir des hommes déambuler avec des cannes en bambou de plusieurs mètres de long possédant un petit sac au bout. Ils cueillent les fruits avec leur drôle de canne à pêche pour les revendre. 4 ou 6 mangues pour 500 CFA (80 centimes d’euros).

J’ai testé le massage de l’un des deux hôtels dans lesquels nous pouvons aller. J’avais oublié à quel point je pouvais être chatouilleuse. Il faut dire que l’atmosphère n’aidait pas à se laisser aller : guirlande de noël au plafond scintillant sur 3 couleurs, climatisation à 17 degrés, et coupures de courant de temps en temps. J’ai aussi enfin visiter la cathédrale de Bangui, bien plus belle de l’extérieur que de l’intérieur. Le bâtiment est fait en brique rouge, comme un prolongement du chemin en latérite et contrastant avec l’arrière-plan de la colline verdoyante mais l’intérieur est austère, il fait chaud, la déco est minimaliste. Par contre, si on emprunte une des sorties situées sur le côté de l’église, on sort vers une petite chapelle à ciel ouvert, avec ses bancs disposés à l’ombre des arbres fleuris. Là, quelques personnes se recueillent, l’air est apaisant, propice à la réflexion.

Dans le cadre de mon travail, j’essaie de mettre en place un partenariat avec un centre de rééducation pour les handicapés moteurs. C’est un projet qui me tient à cœur car l’équipe est très en demande. Les conséquences de la malnutrition sur les capacités motrices sont importantes et malheureusement il n’y a pas de spécialiste de la motricité ici. J’ai donc passé du temps à échanger avec la responsable du centre. Et voilà le moment où j’attendais la voiture. On se met alors à causer de choses et d’autres et là voilà qui me raconte le décès de son père. Drôle de coïncidence. C’était en mars 2013, son père a fait un AVC dans le village où il travaillait au Congo. Son frère avait tenté de l’appeler tôt le matin mais comme elle disait, un appel si matinal ne peut être que source d’inquiétude. Il avait été hospitalisé mais son était s’est très vite dégradé et 3 jours plus tard il est décédé. Elle n’avait pas pu effectuer le déplacement depuis Bangui du fait des événements. Cependant, un jour, une agence a été ouverte, elle a pris un billet et après plus d’une journée de transport, elle a pu être présente pour les funérailles. Elle me racontait que l’agence avait toujours été fermée depuis, comme si son père l’avait ouverte juste une dernière fois pour elle. J’aime ces récits pour l’affectif se mêle aux croyances, où le hasard n’existe pas, où l’esprit humain est suffisamment flexible pour se dire que ça n’est pas une coïncidence.

La réalité de la vie ici c’est aussi d’autres histoires d’autres croyances, comme le cas d’une petite fille de 5 ans – qui en paraissant 3 – accusée de sorcellerie par sa mère adoptive. Un matin, lors d’une descente sur le terrain, une collègue de l’équipe santé nutrition m’interpelle pour ce cas. Elle ne savait pas vraiment quoi faire car la petite est à la limite d’être diagnostiquée en malnutrition aigüe sévère mais n’est encore qu’à l’état modéré. Je vois donc à cette petite fille, toute mignonne, qui vient timidement me serrer la main en me voyant. Elle présente un début d’œdème sur le visage ce qui lui donne une bouille toute ronde, sympathique, joufflue. Mais elle présente aussi de larges cicatrices et des marques de violences physiques infligées par sa mère adoptive. Finalement, une autre ONG présente dans le centre de santé a pris le relais et a contacté les services sociaux ainsi que la gendarmerie. Dehors, une dizaine de mamans insultaient la mère adoptive. Dedans, le père était en retrait, lui aussi manifestement sous le joug de cette femme. Une autre histoire à suivre.

Mais voilà, dans une semaine je serai à Paris pour un nouveau break.

Les premières pluies

Je pensais que parce que j’avais dépassé les 6 mois, les fluctuations de l’humeur seraient stabilisées. Pourtant j’ai passé la semaine (il y a deux semaines, j’ai beaucoup de retard sur l’écriture) à trainer une humeur oscillant entre la colère et le ras-le-bol sans avoir réussi à identifier l’origine. J’ai même pensé que c’était lié à mon infection bactérienne qui avait bousillée mon microbiote et donc changer ma personnalité (je recommande la lecture du livre sur les intestins comme deuxième cerveau dont j’ai oublié le nom). Le médecin m’arrête 2 jours, je décide de n’en faire qu’un car le traitement se déroule bien. Les symptômes s’améliorent mais le moral reste nerveux. C’est Guillaume qui émet l’hypothèse que c’est sans doute une phase normale (mais qu’est-ce qu’il y a de normal ici ?). Il est vrai que dernièrement j’ai été très critique sur l’état d’esprit banguissois, sur la passivité (ou la mauvaise volonté) des gens ici. Je suis là, débordante d’énergie, à tenter de faire bouger des petites choses et parfois, la seule réponse que j’ai en face c’est « il nous faut une petite motivation » entendre par là « donnez-nous de l’argent ». J’ai du mal à comprendre cette incapacité (ou cette mauvaise volonté) à gagner en autonomie, à ne plus être au crochet des autres. Est-ce le fruit pourri de la colonisation ? Alors parfois, je me décourage. Je me décourage parce que je ne suis qu’une petite goutte d’eau dans un océan de déchet.

Je suis un peu mauvaise, je ne devrais pas généraliser autant.

Bangui est donc la deuxième ville où il fait le moins bon vivre (après Bagdad) selon société de conseil américaine : https://mondafrique.com/avant-bagdad-bangui-est-la-ville-offrant-la-moins-bonne-qualite-de-vie/ ça, c’est sûr que ça ne va pas aider à garder l’esprit joyeux. Après, nous sommes quand même dans un cocoon d’expatriés, avec des bars assez agréables, une piscine et des terrains de tennis, un médecin qualifié à l’ambassade. Nous avons un toit et une ménagère qui repasse nos vêtements. Nous avons un cuisinier qui nous prépare des lasagnes et des beignets à l’ananas la semaine. Nous festoyons les week-end. Nous sommes une classe à part. Nous n’avons pas vraiment à nous soucier de notre qualité de vie. Et surtout, pour nous, c’est l’affaire d’un temps limité. Par contre, pour mes collègues, l’histoire est plus compliquée. Et je le vois tous les jours, dans les centres de santé, ces histoires de vie brisée. Je le vois au bureau, lorsque je signe les demandes de congés pour « événements exceptionnels » et que le justificatif est un acte de décès.

En discutant autour de moi, plusieurs personnes sont aussi dans cet état de tension. Est-ce la chaleur étouffante qui pousse la patience dans ses retranchements ? Mars et Avril sont, depuis quelques années, une période aussi de tension au niveau des communautés. Pourtant, ce mois de mars se veut plutôt calme. La criminalité ne connaît pas de hausse significative mais nous sommes suspendus à l’actualité politique. Les accords de Khartoum ont cherché à établir la paix entre le gouvernement et groupes armés (pardon, groupes d’auto-défense). Delà découle le remaniement ministériel avec incorporation de chefs de GAD. Ça c’était la fin de la semaine passée. Reste à voir où les choses iront.

Les manguiers croulent sous le poids de leurs fruits, je me demande parfois combien d’accidents sont provoqués par la chute des mangues sur les malheureux badauds passant au mauvais endroit au mauvais moment. L’Oubangui est bien sec et des îlots apparaissent. Les orages sont spectaculaires et je continue d’imaginer ma décoration d’intérieure avec de nombreux pagnes. Internet est de pire en pire, il m’est même impossible d’ajouter des photos à mes articles…  Alors je patiente, trouvant ainsi de bonnes excuses pour être en retard dans mes reportages « gisèliens ».