Banguiversaire #7

Voilà, déjà le premier mois de plus qui est passé en un rien de temps. Je pense beaucoup à l’Asie ces derniers jours… est-ce là une envie de redémarrer une nouvelle boucle ? La saison a amené des ananas et des mangues (certes moins bonnes qu’en Birmanie) en profusion dans mon assiette. J’ai même suivi un premier cours d’auto-défense. Un vestige de projet non réalisé en Jordanie.

Ce mois-ci a été compliqué émotionnellement. J’ai cumulé plusieurs infections, je commence déjà à stresser de la fin de mon contrat (même s’il me reste 3 mois), je réalise qu’il n’y a rien après contrairement à mes expériences passées et cet appel du néant me pousse un peu dans mes retranchements. Je me force à boire beaucoup d’eau pour affronter le quotidien. Voilà sans doute la seule chose dont j’ai la maîtrise.

Pour anticiper le retour je prépare du linge de maison en pagne. Et puis, il y a ce break qui génère aussi son lot d’angoisse : c’est compliqué de passer d’un extrême à l’autre, de tenter de retrouver une place à Paris, une place à Bangui, d’expliquer aussi le besoin de solitude. Je repousse la demande de mon vol au maximum. Puis, en changeant de manager, il y a de nouvelles dispositions et moi qui pensais pouvoir prendre un dernier break en juin je découvre que finalement ça ne sera pas possible. Autrement dit, mon prochain break sera mon dernier et je dois donc déjà ramener un lot d’affaires, babioles et compagnie. Cela fait beaucoup à penser.

Toujours des départs parmi les collègues et je deviens « la plus ancienne » de la base. Quand je les vois partir, j’imagine le moment où ça sera à moi de faire mes adieux. Il y aura sans doute le soulagement de revenir à la réalité, de quitter cet environnement où mes moindres mouvements sont contrôlés, où je ne peux pas déambuler dans les rues, où je ne peux pas aller où je veux, où je questionne le fruit de mon obstination professionnelle. Mais il y a la tristesse de quitter mon équipe, de partir en milieu de projet, de quitter mes collègues expatriés, de quitter la piscine… Alors où trouver l’apaisement ? Comment se protège-t-on de ces situations ? Doit-on rester dans le déni jusqu’à l’aube du vol de retour ?

Cette mission est plutôt unique. Il y avait des ressemblances entre mon rythme en Jordanie et celui de Birmanie. La liberté des mouvements, une vie quasi normale. En RCA, la vie est toute autre. On croise toujours les mêmes personnes dans les mêmes lieux, les seuls autorisés. Nous sommes à huis-clos dans la ville. Nous visons les uns sur les autres. Les collègues sont la famille de substitution. On partage quasiment tout : de nos soucis gastriques à nos difficultés professionnelles, nos ras-le-bol et nos joies.  J’essaie pourtant de garder autour de moi un territoire personnel, un jardin privé qui ne peut pas exister ici, des douves infranchissables. Je ne veux pas tout dire de mon chemin. Mon univers français et mon univers centrafricain ne peuvent se superposer. Je suis partie pour respirer de nouveau. Ici, j’ai pu retrouver le plaisir de sortir, je ne me sens pas à la marge, je ne suis pas la fille de. Ici je trouve un écho à la douleur. Elle peut avoir un support. Ce n’est pas juste dans ma tête, c’est dans l’histoire de chacun. Dans la semaine, j’ai eu une conversation plutôt personnelle avec mon adjoint, un centrafricain qui travaille pour ACF depuis 2013. C’était un peu la première fois. Après 7 mois. On parlait de nos familles. Il me montre des photos de ses enfants. Je lui montre des photos de ma famille. Il questionne où est mon père. Je lui réponds. Son regard suffisait à exprimer la compassion. Puis nous sommes passés à la conversation suivante. Il a mis un pied dans ma douve mais n’a pas franchis. Il a compris.

Que se passe-t-il après ? Comment quitte-t-on un huis-clos ? Que deviennent ces liens ? Est-ce que certaines rencontrent doivent rester géographiques ?

Comment partir en paix ?

Les premières pluies

Je pensais que parce que j’avais dépassé les 6 mois, les fluctuations de l’humeur seraient stabilisées. Pourtant j’ai passé la semaine (il y a deux semaines, j’ai beaucoup de retard sur l’écriture) à trainer une humeur oscillant entre la colère et le ras-le-bol sans avoir réussi à identifier l’origine. J’ai même pensé que c’était lié à mon infection bactérienne qui avait bousillée mon microbiote et donc changer ma personnalité (je recommande la lecture du livre sur les intestins comme deuxième cerveau dont j’ai oublié le nom). Le médecin m’arrête 2 jours, je décide de n’en faire qu’un car le traitement se déroule bien. Les symptômes s’améliorent mais le moral reste nerveux. C’est Guillaume qui émet l’hypothèse que c’est sans doute une phase normale (mais qu’est-ce qu’il y a de normal ici ?). Il est vrai que dernièrement j’ai été très critique sur l’état d’esprit banguissois, sur la passivité (ou la mauvaise volonté) des gens ici. Je suis là, débordante d’énergie, à tenter de faire bouger des petites choses et parfois, la seule réponse que j’ai en face c’est « il nous faut une petite motivation » entendre par là « donnez-nous de l’argent ». J’ai du mal à comprendre cette incapacité (ou cette mauvaise volonté) à gagner en autonomie, à ne plus être au crochet des autres. Est-ce le fruit pourri de la colonisation ? Alors parfois, je me décourage. Je me décourage parce que je ne suis qu’une petite goutte d’eau dans un océan de déchet.

Je suis un peu mauvaise, je ne devrais pas généraliser autant.

Bangui est donc la deuxième ville où il fait le moins bon vivre (après Bagdad) selon société de conseil américaine : https://mondafrique.com/avant-bagdad-bangui-est-la-ville-offrant-la-moins-bonne-qualite-de-vie/ ça, c’est sûr que ça ne va pas aider à garder l’esprit joyeux. Après, nous sommes quand même dans un cocoon d’expatriés, avec des bars assez agréables, une piscine et des terrains de tennis, un médecin qualifié à l’ambassade. Nous avons un toit et une ménagère qui repasse nos vêtements. Nous avons un cuisinier qui nous prépare des lasagnes et des beignets à l’ananas la semaine. Nous festoyons les week-end. Nous sommes une classe à part. Nous n’avons pas vraiment à nous soucier de notre qualité de vie. Et surtout, pour nous, c’est l’affaire d’un temps limité. Par contre, pour mes collègues, l’histoire est plus compliquée. Et je le vois tous les jours, dans les centres de santé, ces histoires de vie brisée. Je le vois au bureau, lorsque je signe les demandes de congés pour « événements exceptionnels » et que le justificatif est un acte de décès.

En discutant autour de moi, plusieurs personnes sont aussi dans cet état de tension. Est-ce la chaleur étouffante qui pousse la patience dans ses retranchements ? Mars et Avril sont, depuis quelques années, une période aussi de tension au niveau des communautés. Pourtant, ce mois de mars se veut plutôt calme. La criminalité ne connaît pas de hausse significative mais nous sommes suspendus à l’actualité politique. Les accords de Khartoum ont cherché à établir la paix entre le gouvernement et groupes armés (pardon, groupes d’auto-défense). Delà découle le remaniement ministériel avec incorporation de chefs de GAD. Ça c’était la fin de la semaine passée. Reste à voir où les choses iront.

Les manguiers croulent sous le poids de leurs fruits, je me demande parfois combien d’accidents sont provoqués par la chute des mangues sur les malheureux badauds passant au mauvais endroit au mauvais moment. L’Oubangui est bien sec et des îlots apparaissent. Les orages sont spectaculaires et je continue d’imaginer ma décoration d’intérieure avec de nombreux pagnes. Internet est de pire en pire, il m’est même impossible d’ajouter des photos à mes articles…  Alors je patiente, trouvant ainsi de bonnes excuses pour être en retard dans mes reportages « gisèliens ».

Ressenti 46 degrès

La semaine a filé entre mes mains, il y a des journées douces et clémentes puis d’autres terrassantes et je finis mon vendredi sur les rotules. Vendredi d’ailleurs, c’était la fête de la femme et ici c’est synonyme de festivités. L’ONG a d’ailleurs offerte la journée aux salariées et nous avons fait un match de foot de bon matin (j’ai marqué 2 buts, j’étais très fière, je pense être enfin légitime ici), j’ai assuré la première mi-temps avant de retrouver mon bureau, vide. Les hommes sont sur le terrain et les femmes entre elle. Au fil de la semaine, des petites paillotes ont poussé à côté de la cathédrale : certaines vendent des pagnes du 6 mars, d’autres proposent des brochettes et de la bière fraîche. Comme un parfum de vacances qui ne motive pas à travailler.

La grosse vague de travail est passé et j’arrive doucement à dégager du temps pour des sujets de fonds que je souhaite porter d’ici à la nouvelle fin de mon contrat… fin juin. 4 mois pour au moins apporter une touche « gisèlienne » ce que je n’avais pas vraiment pu faire lors de mes missions précédentes. Je prends plaisir à collaborer avec certains membres de mon équipe, un peu moins de plaisir à gérer les cas disciplinaires.

Les pluies ont fait pousser des champignons, l’envie de faire un risotto façon Bangui émerge. L’envie seulement car je me retrouve clouer au lit ce week-end par je ne sais quel nouveau mal tropical. C’est ainsi qu’on se rend compte de la fine limite entre l’esprit et le corps. Lorsque je vois mes collègues expatriés tomber malades ici, c’est bien souvent à l’approche du break ou après un coup d’accélérateur professionnel. Parfois même c’est juste en rentrant de break… Le relâchement de l’esprit engendre la montée en puissance des germes et autres parasites… et on sait bien qu’il est impossible ici de tenir sa concentration sur la durée. Le souci c’est qu’avec la santé physique fragilisée c’est la santé mentale qui trinque. Un pessimisme, un reflux de deuil, des rêves peu agréables. L’intoxication de mon deuxième cerveau ramène ce que j’ai laissé à Paris : le chagrin. Comme si certaines choses ne peuvent être digérer.

Lundi matin, je me décide à consulter. Clairement, ça ne passe pas tout seul. Pourtant on devrait le savoir qu’ici, rien ne passe tout seul. L’obstination de l’expatrié, du « mais-non-c’est-rien ». Résultat : infection bactérienne. Rien de bien exotique. Je souris presqu’en croisant 2 copains dans la salle d’attente après moi : l’une pour une suspicion de paludisme et l’autre pour un abcès buccal. Bonjour l’Afrique. 2 jours d’arrêt et une petite ordonnance d’antibiotique avec le régime classique : riz, carottes cuites et bananes à volonté. Heureusement, les bananes sont délicieuses ici.

Et dire que la seule fois où j’ai eu un arrêt maladie en France c’était suite à une opération. Ici, j’en suis déjà à 5 jours. Un collègue de Guinée me disait hier soir que je m’africanisais. Et c’est vrai, dans mon équipe composée de 15 nationaux, il ne se passe pas un mois sans qu’au moins deux collègues soient absents pour des raisons de santé pendant quelques jours : une infection dentaire, un palu, un parasite etc. Un parlant d’infection dentaire, un autre expatrié avait été rapatrié sanitaire pour cause de carie. Et quand je vois le nombre d’examens que mes collègues nationaux doivent faire au moindre soucis quand ils sont malades, je me demande s’il n’y a pas un business derrière pour une offre de santé qui plus est plutôt médiocre. Et puis, il y a ceux qui préfèrent consulter les guérisseurs traditionnels alors qu’en même temps on passe nos journées à dire aux mères d’aller consulter des « vrais » médecins. Le monde marche un peu sur la tête. L’un des chauffeurs me disait qu’il fallait avoir un ventre de missionnaire pour supporter la vie ici (mais je crois que bon nombre d’entre eux ont péri ne supportant pas tous ces troubles peu ragoutant de la vie ici… mais ça je ne lui ai pas dit).

Un autre moment typiquement vivable qu’ici : dimanche soir, un ami me prévient qu’il n’y aura plus d’eau cette semaine dans notre quartier. J’informe les colloc et nous voilà à remplir bassines pour la douche, seaux pour les toilettes et bouteilles d’eau pour la vaisselle. On ne se pose même pas de question, cela semble dans l’ordre des choses…

Nous sommes mardi, nous avons encore de l’eau.